Extrait du récit de 10 ans d’ascensions dans les Pyrénées françaises
Partie 9 : le Luchonnais
Touchant au nord le pays toulousain, la Barousse située entre plaine et montagne, est un pays de marges et de confins : je m’y arrête rarement, préférant habituellement foncer vers les paysages du Luchonnais avec ses lacs et ses hauts sommets qui s’étendent au plus près de l’Espagne. Mais cette fois-ci, j’ai bien l’intention de prendre un peu de temps pour découvrir cette vallée enclavée, presque oubliée. Rapidement, je suis charmé par ses vieux villages aux maisons typiques avec leurs charpentes de bois en arc de cercle et par ses vieux châteaux posés sur des promontoires rocheux au-dessus de la rivière de l’Ourse. Dans cet arrière-pays de collines, je devine quelques lourds massifs dont seuls les plus hauts sommets émergent de la forêt.
Mes premiers pas me portent au-dessus de la station de ski de fond de Nistos-Cap Nestès. Sur une crête voluptueuse en montagnes russes, je déambule du Cap Nestès625 (1 887 m) au mont d’Aspet626 (1 849 m) en passant par la Cave de l'Eyde627 (1 758 m) et le mont Mérac628 (1 736 m). Les panoramas sont gigantesques sur les montagnes du Luchonnais, sur l’imposant pic d’Arbizon qui se découvre tout entier et sur le sévère pic d’Areng qui domine la forêt domaniale de Barousse. Dans cette région boisée aux sommets généralement herbeux et arrondis, la montagne d’Areng629 (2 079 m) fait un peu exception car c’est un pic escarpé dont le versant nord présente plusieurs éperons puissants qui en imposent au-dessus de la vallée de Salabe et offrent des itinéraires hivernaux particulièrement intéressants allant des couloirs d'initiation jusqu'aux lignes de mixte. Après avoir dormi près de la cabane d’Areng – l’herbe y est accueillante, l’eau est abondante et le bivouac confortable – je feinte les éperons difficiles de l’austère cirque nord par un couloir très raide qui débouche sur la crête à droite du sommet. Les premiers rayons de soleil caressent les hauteurs d’une lumière dorée lorsque j’arrive au sommet de la montagne. J’embrasse l’horizon de mes yeux éblouis d’infini : tous les objectifs des jours à venir sont sous mes yeux !
Dans l’après-midi, je me rends au port de Balès accessible par une route qui avait été goudronnée en 2006 pour permettre le passage des cyclistes du Tour de France l’année suivante. Il y a un peu de monde mais les gens sont silencieux, l’atmosphère est lisse comme un miroir, la lumière est limpide. J’ai encore des fourmis dans les jambes. Je regarde ma carte et m’engage sur une piste pastorale qui dessert quelques estives. Je déambule ensuite sur une petite crête herbeuse et atteins le sommet de Cap de Pouy Pradaus630 (1 899 m) au milieu d’un océan de vallées verdoyantes. L’après-midi s’achève tranquillement. Des nuages légers apparaissent et combinent des formes variées qui alimentent mes pensées. Je retourne vers le port en progressant, dans la lumière ou dans l’ombre, selon que les nuages dévoilent ou cachent le soleil. Les gens sont redescendus dans la vallée. Les nuages ont fui vers l’horizon. La soirée est magnifique.
Le lendemain, je me rends à pied au port de Pierrefite « ainsi nommé car une pierre dressée, d’origine vaguement mégalithique, matérialise le passage1 ». Du port, la plupart des randonneurs descendent vers les berges hospitalières du lac de Bareilles. À cette destination rafraîchissante, je préfère une échine ravissante. Je la remonte pour gravir le mont-Né631 (2 147 m) point culminant des montagnes du Comminges et le pic Templa ou Cournudère632 (2 121 m) par une traversée en crête fort agréable. Ces sommets en retrait de la grande chaîne offrent des points de vue exceptionnels dans toutes les directions. Les limites du panorama ? Des monts Catalans aux sommets de Gavarnie ! Et, par temps clair, toutes les Pyrénées Centrales apparaissent dans leur moindre relief.
Je quitte le port de Balès par le sud et la vallée d’Oueil, l’une des plus secrètes des Pyrénées. Dissimulée sous la protection du mont Né, elle est dominée à l’est par une puissante et massive crête d’où émergent quelques sommets très peu individualisés nommés « cap ». De cap en cap – Salières633 (1 774 m), Laragouère634 (1 793 m), Coume de Mourdère635 (1 830 m), Coume636 (1 843 m), Pique637 (1 878 m), Bassias638 (1 887 m) et enfin, Passade des Agnères639 (1 952 m), je remonte cette crête au relief paisible jusqu’aux sommets d’Antenac640 (1 990 m), des Conques641 (1 965 m) et de la Serre Traversière642 (1 916 m). Je mets ensuite le cap sur l’autre versant de la vallée. Après une progression tranquille en rive droite de la neste d’Oueil et une montée assez soutenue sous la futaie, je traverse de hauts pâturages et gravis de petites montagnes – Honteyde643 (1 912 m), cap de la Lit644 (1 970 m) et Clots des Légnes645 (1 938 m) – qui dévoilent elles aussi une vue panoramique sur l’ensemble du Luchonnais : par ici, par là et même par là-bas, des dizaines de sommets tentateurs allument une étincelle dans mes yeux de pyrénéistes…
Un autre jour, je vais me promener sur la montagne d’Espiau au-dessus de Benque. En visitant la géographie des lieux, je me plonge dans son histoire. J’apprends que l’homme s’est approché des Pyrénées par étapes successives en raison du réchauffement climatique et du recul des glaces. Les grottes de Gargas témoignent de sa présence à l’« âge de pierre », entre - 300 000 et - 200 000 ans. Il est entré véritablement dans les montagnes au néolithique vers -10 000 ans, période qui marque le début de la sédentarisation, de la culture des plantes et de la domestication des animaux. Vers - 4 000 ans, il s’est installé sur les rives de l’One qui parcourt le fond de la vallée du Larboust. Les menhirs et cromlechs de la montagne d’Espiau que je découvre en montant tranquillement vers les petits mamelons que forment le Sarrat de Cousseillot646 (1 346 m) et le mail de Soupène647 (1 321 m) dateraient de cette époque. Une autre curiosité attire mon attention. C’est un caillou atypique – le Calhau d’ès pourics ou « caillou des poussins » comme le nomment les bergers – qui se distingue des autres pierres par sa surface supérieure criblée de vasques. Selon une légende locale, l’eau de pluie recueillie dans ces vasques guérirait de tous les maux !
Je quitte la vallée d’Oueil et remonte la vallée du Larboust qui communique avec la vallée d’Aure par le col de Peyresourde. Je m’arrête à l’entrée de la petite commune rurale de Portet-de-Luchon et m’engage à pied dans le vallon de Labach par son versant occidental boisé où il n’est pas rare d’observer quelques cervidés. Je progresse silencieusement dans la forêt et même si je ne vois pas de cervidés, j’apprécie ce que la nature m’offre. Plus haut, alors que le soleil apparaît, chaleureux, je déambule sur la large crête herbeuse qui s’étire au sud du port de Pinate : je gravis sans effort les sommets du Pouy-Louby648 (2 091 m), de l’Aigle649 (2 078 m) et de Pouyaué650 (2 062 m) et profite du panorama inouï qui s’étend à perte de vue sur les montagnes de la vallée d’Aure, du Luchonnais et de l’Ariège. Je suis hypnotisé par l’immensité des paysages et bercé par le souvenir et l’attente, par ce que j’ai vu et ce que je verrai…
Je quitte la vallée du Larboust pour une vallée transversale pleine de promesses : la vallée d’Oô et le val d'Astau qui la prolonge au sud abritent quelques-uns des sommets les plus prestigieux de la chaîne. J’ai hâte de les découvrir mais je me hâte lentement puisque je décide de m’arrêter d’abord au village d’Oô pour gravir le cap des Arjoulents651 (1 481 m) en réalisant une jolie boucle autour de cette montagne d’altitude modeste. J’y découvre les granges de Labach qui servaient autrefois d’étape intermédiaire avant que les troupeaux gagnent les hauteurs. Certaines ont été retapées. D’autres sont à l’état de ruines et défendues par des herses de mûres. Le soir, je dors dans mon hôtel quatre roues sur le parking des granges d’Astau.
Le lendemain, l’aube est chaude lorsque je monte vers le lac d’Oô bien avant les hordes de randonneurs. Le lac d'Oô, c'était par le passé un haut lieu de romantisme où les poètes du XIXe siècle y voyaient de « terribles abîmes » ou de « sublimes horreurs ». Le lac d'Oô, c'est aussi un lac domestiqué par l'homme avec la construction dans les années 1920 d'un barrage. Le lac d'Oô, c'est surtout aujourd'hui un incontournable pour les randonneurs avec son magnifique cirque et sa cascade haute de 273 mètres. Mais, l’enchantement ne s’arrête pas là… car plus haut, se trouvent encore d’autres lacs. Posés à la limite des derniers mélèzes, le cirque d’Espingo est d’une magnificence divine avec ses pelouses verdoyantes, ses imposants sommets grisonnants et ses torrents fougueux qui s’apaisent dans deux magnifiques lacs. Ce sont les lacs de Saussat et d’Espingo qui servent de décor au refuge d'Espingo construit en 1937.
Du refuge, je remonte le val d’Arrouge sur de grandes pentes d’herbes et d’éboulis assez raides, en grande partie hors sentier et à l’écart des grandes courses classiques de la zone. Mon objectif est d’atteindre des « presque 3 000 » qui se méritent : ce sont le pic d’Arrouge652 (2 925 m) et le pic de Hourgade653 (2 964 m). Ce dernier fut gravi pour la première fois par Brulle et Célestin Passet en 1882. Ce sommet forme un nœud de trois crêtes séparant trois régions magnifiques entre les montagnes de Saint-Lary et du Haut-Luchonnais. Quand j’y pose mes pieds, me reviennent à l’esprit ces mots du pyrénéiste Pierre Soubiron : « les lointains sont magnifiques dans toutes les directions ; mais le clou de cette ascension, c’est certainement la vue plongeante sur le lac de Caillauas qu’on a littéralement sous les pieds à 800 mètres de profondeur ». Il a raison : l’arrivée au sommet est un véritable lever de rideau et la vue sur le lac de Caillauas est fabuleuse. En ce début d’été, j’aperçois sur ses eaux d’un bleu électrique une dizaine d’îles flottantes : ce sont des blocs de glace que le soleil fait étinceler comme des diamants. Tout autour, les montagnes assoupies se réveillent lentement d’un long hiver en se débarrassant progressivement de leur manteau de neige.
Du refuge, je m’attaque aussi aux Spijeoles654 (3 065 m). Je pars avant six heures par une de ces matinées froides et pures qui font croire au retour de l’âge suave et béni où il semble impossible de vieillir. À l’approche des petits plans d’eau de la coume de l’Abesque, le pic des Spijeolles paraît imprenable : « célèbre par ses dièdres et autres éperons, [il est] hautain, farouche, redoutable avec ses grandes parois noires et grises2 ». Et pourtant, c’est une montagne facilement accessible par sa voie normale. Après avoir emprunté un sentier superbement pavé le long de la neste d’Oô et de vagues cheminements sur les pelouses au pied de la face orientale du pic, j’atteins un collet qui s’ouvre sur le magnifique lac Glacé ou lac du port d’Oô dont le bleu laiteux contraste avec le gris minéral des nombreux sommets qui l’enclavent. Tous me tentent ! Mais avant de rêver à d’autres ascensions, je dois d’abord venir à bout de celle-ci : c’est maintenant envisageable car la face qui regarde l’étendue d’eau présente des pentes assez douces couvertes d’éboulis gris, rouges et ocre jusqu’au sommet. Là-haut, pendant une heure, mes yeux tournent autour de l’horizon : j’ai l’air d’une girouette. À son époque, Russell avait ainsi décrit la vue depuis le sommet : « Juste au sud, paraît l’âpre et blanche ouverture du Port d’Oô où sanglote le vent d’Espagne (…). En continuant à droite, je revois, drapé de neige du haut en bas, un de mes plus anciens amis, le triple pic des Gourgs-Blancs, dont la hauteur est encore indécise. Les Alpes en seraient fières, et cependant, depuis mon ascension de 1864, il a rarement été escaladé. Derrière lui, en Espagne, se laisse voir la tête blanche du Posets. À l’ouest-sud-ouest, l’aride Suelsa brille comme le soleil. À l’ouest, je ne me lasse pas de remonter avec les yeux sur le Grand Bachimale, morne mais superbe montagne qui borne à l’ouest le vallon d’Aygues-Tortes, et dont Schrader, qui en fut le premier conquérant, n’a pas exagéré les charmes et la splendeur. À l’ouest, entre le vallon de Clarabide et celui d’Aygues-Tortes, le soleil veloute la verdure du pic modeste connu partout dans le val Louron, sous le nom de Pétar, et sous nos pieds, dans la même direction, fuit en descendant de l’est à l’ouest, le vallon bien nommé des Gourgs-Blancs, dont tous les lacs sont gelés. Il y a là plusieurs centaines d’hectares de neige, où on ne voit pas une île, pas même une ombre, sauf quand un nuage passe sur le soleil3 ». Deux alpinistes, le nez en pelure d’oignon et le visage mangé de barbes, me rejoignent au sommet :
- Y’avait du gaz ! me dit l’un d’eux en souriant.
Les alpinistes aiment « quand il y a du gaz », ils aiment se confronter au danger. Ils s’apparentent un peu à des toxicomanes drogués par les sécrétions de leurs hormones de stress, entre autres l’adrénaline et les endorphines. « Les effets cérébraux de ces hormones sont bien connus, notamment l’insensibilité à la douleur, l’excitation psychomotrice et l’exaltation4 ».
Je descends des Spijeolles et me dirige vers un collet situé au pied du port d’Oô dans un cadre montagnard enchanteur. Il n’y a pas le moindre espace de plat aménagé pour j’y installe mon bivouac. Je m’adonne donc à un véritable travail de terrassier et je bénis dans l’effort, dont je me serais bien passé, une qualité de ma tente : sa surface au sol réduite lui permet de tenir dans des espaces limités. Et, espace limité signifie effort limité pour le terrassier ! Alors que le soleil modifie les couleurs des montagnes au fur et à mesure qu’il décline vers l’ouest, je reste une bonne heure assis sur un énorme rocher le temps de déguster mon repas du soir et le panorama inouï qui s’étend à face à moi : le pic des Gourgs-Blancs, le pic Gourdon et le pic des Spijeolles sont en majesté et emportent mon cœur et ma pensée vers d’autres rêves.
Le lendemain, je gravis le pic Gourdon655 (3 034 m) par son arête méridionale depuis le col des Gourgs-Blancs. Le pic porte le nom de Maurice Gourdon en reconnaissance des services que ce personnage a rendus aux Pyrénées par ses découvertes, ses photos, ses dessins et ses peintures. Ce cartographe nantais se déplaçait souvent avec une encombrante chambre photographique et ramenait de nombreuses images de ses ascensions et de ses explorations.
Du retour au port d’Oô, je remonte au sud l’une des rares zones des Pyrénées où il reste encore de petits glaciers. Au milieu du XIXe siècle, alors qu’il était au stade maximum de son extension, le glacier du Seil de la Baque s'étalait sur 1,45 km2. En 2020, il ne reste de l'antique calotte que 0,11 km2 de glace5 réparti en trois minuscules glaciers. Au-dessus de ces reliques, je gravis, accompagné par trois Espagnols rencontrés sur le chemin, les trois pointes du Seil de la Baque : le Seil de la Baque656 (3 110 m) et les caps du Seil de la Baque occidentale657 (3 097 m) et orientale658 (3 103 m). Puis, je retourne au port d’Oô : je mange rapidement, glisse dans mon duvet et m’endors comme une mouche qu’on écrase.
Au petit matin, je repars débordant d’énergie : je suis pressé d’atteindre le vaste plateau de la Tusse de Montarqué659 (2 889 m) car je veux mettre en boîte par quelques clics-clacs photographiques les paysages à la lumière naissante de l’aube. Là-haut, au centre du cirque du Portillon, la vue sur la ligne d’horizon est phénoménale sur tout un ensemble de pics admirables avec leurs grandes parois noires et grises. Il y a notamment treize sommets à plus de 3 000 mètres !
Relativement satisfait de mes photos, de mes plans larges sur des horizons infinis et de mes zooms sur des détails rocheux, je quitte ce magnifique belvédère pour descendre vers le lac du Portillon où se trouve le refuge Jean Arlaud du nom du célèbre pyrénéiste qui trouva la mort sur le pic des Gourgs Blancs, le 24 juillet 1938, à l’âge de 42 ans6. Au cours de mes escapades pyrénéennes, je n’ai assisté qu’à deux reprises à des « accidents » : c’étaient à chaque fois dans le secteur du Perdiguère. La première fois, alors que je descendais du lac Glacé, j’ai vu un homme qui faisait les cent pas au pied de la paroi des Spijeolles avec un téléphone collé à l’oreille :
- Putain, pas possible, y’a pas de réseau dans le secteur !
C’était la panique comme si l’expérience ou l’intelligence ne pouvait plus rien faire. Il m’expliquait que son pote avait posé ses mains sur une prise :
- Ce putain de bloc était instable, mon pote est tombé, il a rebondi sur la paroi, s’est arrêté rapidement mais le bloc lui est tombé sur le bras. Il ne peut plus bouger. Son bras est broyé… et y’a pas de réseau dans le secteur ! Fais chier !
- Restes-là, je descends au refuge d’Espingo, je préviens le gardien, les secours vont arriver…
Quelques heures plus tard, les secours étaient là.
La deuxième fois, c’était sur les pentes de la Tusse de Montarqué. Il y avait un groupe d’une douzaine de randonneurs. L’un d’eux s’était foulé la cheville. Il y avait du réseau, ses amis en ont profité pour passer un coup de fil. Le peloton de gendarmerie de haute montagne a été sollicité pour intervenir alors que le refuge du Portillon était à moins d’une demi-heure de marche et qu’il y avait une douzaine de personnes susceptibles d’aider le « blessé » ! Heureusement qu’il n’y a pas trop de pépins en montagne. Et je m’étonne d’ailleurs qu’il n’y en ait pas plus : « quand on sait le nombre de touristes, promeneurs, alpinistes qui, après en avoir rêvé toute l’année, évoluent [dans les massifs pyrénéens] un beau jour d’été, et quand on a un peu observé le comportement de beaucoup, on se dit que la montagne est une mère pleine d’indulgence pour les écarts de conduite de ses enfants7 ».
Je monte ma tente près du refuge du Portillon : il y a un petit plateau aménagé derrière le parement du barrage. Devant moi, une puissante crête qui ne mollit pratiquement jamais à moins de 2 900 mètres barre l’horizon. Elle est rehaussée de huit sommets à plus de 3 000 mètres qui essaient d’embrocher le ciel ! Le Perdiguère660 (3 222 m) est le plus haut. C’est aussi le plus facile du cirque du Portillon même si ce terme n’a pas vraiment de sens en montagne : pour preuve, à la fin du XIXe siècle, Marcel Spont, un des pionniers du pyrénéisme, s’est tué sur le Perdiguère à cause de rochers instables. Selon Russell, qui en réalisa l’ascension en 1863, ce pic était « en même temps facile et dangereux, ou pour mieux dire, perfide : c’était un monceau mobile de blocs en équilibre. C’était une ruine gigantesque en pierres sèches. Une centaine d’hommes pourraient la démolir en moins d’un mois (imaginez le bruit !) et un enfant pourrait, du bout du doigt, y mettre en mouvement tout un hectare de pierres, ou même de blocs énormes. On devine le danger qui résulte de la décrépitude d’une montagne si massive. Mieux vaudrait une paroi verticale de granit : elle inspirerait plus de confiance que le Perdiguère, malgré la suavité de ses contours. Le traître ! Mais quel observatoire ! On voit les Pyrénées d’un bout à l’autre !2 » Le lendemain, je le gravis en m’élevant sur des roches brunes au-dessus d’aplombs qui dominent le lac. Quelques névés peuvent impressionner et je ne suis pas de trop pour rassurer deux jeunes randonneuses espagnoles qui craignent de les traverser. Je poursuis vers un cône de roches grisâtres, entre à l’est dans le vallon supérieur de Litérole, remonte une moraine en rive droite du vallon pour éviter le névé parfois gelé qui occupe l’axe du vallon et atteins le col supérieur de Litérole, déjà à 3 049 mètres. J’escalade ensuite une petite cheminée puis je progresse à flanc sur le versant français de la montagne dans un chaos de blocs mouvants avant de remonter la pente pour atteindre le lourd sommet aux arêtes puissantes. Tout là-haut, les montagnes se perdent à l’infini dans toutes les directions dans des nuances de bleu sombre. Dans la descente, je croise les deux jeunes espagnoles : sous l’effort, leurs têtes courbées laissent paraître des visages crispés. Je les encourage. Elles me sourient. Le sommet est proche.
Il est très tôt lorsque je repasse au col supérieur de Litérole. Trop tôt pour redescendre. Alors, comme le temps est au beau fixe, je poursuis au nord sur une belle crête rehaussée de quelques sommets : d’abord, le tuc de Litérole661 (3 095 m) puis sur des roches désormais de couleur rouille, le pic Royo662 (3 121 m) et la pointe Royo663 (3 098 m) : fort impressionnante depuis le refuge, elle est posée sur une puissante crête qui sépare les vallons inférieur et supérieur de Litérole. Je continue sur la crête à nouveau grisonnante pour gravir la pointe de Litérole664 (3 132 m) et enfin l’aiguille de Litérole665 (3 028 m) par quelques pas d’escalade avant de rejoindre le col inférieur de Litérole. Il est encore tôt lorsque la double pointe des Crabioules se dresse devant moi avec une étonnante fierté : elle en impose et paraît inaccessible. Pourtant, elle a une faiblesse. Je me souviens de mes lectures pyrénéennes et d’un certain Jean Mamy. Dans cet univers minéral inextricable, ce pyrénéiste de l’entre-deux guerres avait découvert le passage-clé pour accéder au sommet : c’est une brèche que j’atteins par un long couloir de roches délitées. Au-delà, un autre couloir plus court et plus raide puis une arête assez aérienne de l’autre côté de laquelle tombent les précipices du cirque des Crabioules mènent au pic occidental des Crabioules666 (3 106 m). Jean Mamy n’avait pas atteint le sommet et ce furent Lézat et le guide Michot qui le gravirent pour la première fois en 1852. Ils renoncèrent à traverser la crête sommitale déchiquetée et parfois très aérienne jusqu’au pic oriental. Il fallut attendre l’année 1880 pour que De Monts et Barrau s’y attèlent avec succès. Parvenu au sommet occidental, je ne vais pas plus loin. Dans la descente, j’observe des alpinistes qui se hasardent sur la crête vers le pic Lézat : « Qui êtes-vous alpinistes ? Êtres errants ? Êtres néant ? Êtres du vide et ne pas l’être, vertiges happés par l’espérance, pousse et grimpe et grimpe et grimpe8 ». Et moi, je descends et descends et descends. Qu’elle est longue la descente jusqu’aux granges d’Astau ! Les descentes, parfois plus courtes et souvent plus rapides, me paraissent toujours plus longues que les montées. Elles sont aussi plus déprimantes. « Dans la montée, on dose, tout en muscles, en traction et en force ; dans la descente on compose, on amortit les chocs, on encaisse avec les tendons. À la montée, les pieds sont libres, évitent les embûches du chemin comme s’ils avaient des yeux. Ils deviennent intelligents. L’esprit peut donc folâtrer ailleurs. À la descente, chaque pas doit être calculé, posé, surveillé ; l’esprit est accaparé par la phobie de l’entorse ou la peur de la chute9 ».
Le soir, je retrouve mon hôtel quatre roues sur le parking des granges d’Astau. Dès le lendemain, je monte au col d’Esquierry d’où je gravis le pic de Nord-Nère667 (2 844 m) et le pic d’Espingo668 (2 856 m) ou de Leytarous en remontant à gauche le vallon de Sadagouaux. C’est Jacques Jolfre10 qui m’avait donné l’envie de monter là-haut en parlant de décors grandioses, d’ambiance sauvage et aussi de multiples couloirs, d’éperons, de vallons et de crêtes qui constituaient autant de « pièges » dans lesquels il était possible de se perdre ! Il prétendait aussi que peu de randonneurs s’aventuraient là-haut. S’il est vrai que je n’ai croisé personne, je n’ai pas eu non plus trop de soucis pour gagner les cimes de ces deux sommets en les contournant par le vallon de Sadagouaux. Le cheminement m’a semblé moins labyrinthique que ce que j’avais lu et imaginé. Au sommet du pic d’Espingo, les vues sont incroyables sur les lacs de Nère, 400 mètres plus bas et le lac d’Oô, 1 300 mètres plus bas !
Le soir-même, je me rends à Bagnères-de-Luchon. La station thermale n’a plus le prestige d’antan. Les allées d’Étigny exhalent néanmoins un charme désuet. Des grappes humaines se concentrent dans les bars et les restaurants. Le ciel est noir. L’eau dégouline de partout. Je ne revois plus le soleil de deux jours. Nourrie des pluies diluviennes, la rivière de la Pique, qui a la couleur du caramel, est en furie. Au matin du troisième jour, le soleil hésite à s’imposer, le vent hésite à laver le ciel, les nuages hésitent à déverser leur trop-plein d’eau : là-haut, il y a concertation. Ici-bas, pour ne rien regretter, je n’hésite pas. Je « fonce » sur la D125 puis la D46 parce j’ai rendez-vous avec le Céciré et ses voisins. J’envisage de leur rendre visite depuis la station de Superbagnères. C’est Ludovic Dardenne, président du syndicat d’initiative de Luchon au début du siècle dernier, qui proposa de créer cette station de cure d’air et de sports d’hiver sur le plateau de Superbagnères. Le Grand Hôtel, « monument » emblématique des lieux, fut bâti entre 1911 et 1922. À la même époque, pour permettre l’accès à l’hôtel depuis la ville thermale, un chemin de fer à crémaillère fut construit. Cet ouvrage connut un succès retentissant jusqu’en 1954 quand un déraillement de la locomotive provoqua la mort de huit personnes. Plus tard, la construction de la D46 porta le coup de grâce à l’activité ferroviaire qui ferma définitivement en 1966. Là-haut, une rapide ascension me propulse sur la coume de Bourg669 (2 367 m) et le Céciré670 (2 403 m). Même si beaucoup de pyrénéistes les qualifient de montagnes à vaches, ces pics n’en demeurent pas moins de remarquables belvédères d’avant-chaîne. Je poursuis ensuite toute crête vers le sud par une suite d’ondulations herbeuses et gravis successivement le pic de Subescale671 (2 436 m), le pic de Coume Nère672 (2 424 m) et le cap des Hounts Secs673 (2 698 m) qui m’offrent des vues plongeantes intéressantes sur le val d’Arrouge, le refuge d’Espingo et les nombreux lacs qui l’eau des torrents enfante. Je descends par le pic Sarnès674 (2 600 m) avant de traverser par un sentier en balcon des estives paisibles où quelques petites sources qui rendent localement les prés humides calment ma soif.
Le soir, je me rends dans la vallée du Lys, toute proche et remarquablement située au pied du cirque des Crabioules et d’une couronne de pics escarpés : ce sont la silhouette massive du Maupas, l’imposante muraille nord de la double pointe des Crabioules, le sévère pic de Lézat ou encore la jolie pyramide du Grand Quayrat675 (3 060 m). Un jour, j’ai gravi ce sommet caractéristique du Luchonnais alors que le matin était d’un bleu immaculé. Tout avait commencé par une progression paradisiaque vers la cascade d’Enfer et le gouffre d’Enfer ! Après ça, il fallait « enfer » encore beaucoup pour espérer vaincre le sommet, considéré comme l’un des 3 000 pyrénéens les moins faciles à gravir. Je m’extirpais de la gorge d’Enfer avant d’atteindre les anciennes mines des Crabioules puis la cabane de Sarnès posé sur un petit replat. Par endroits, je profitais de quelques échappées de vue sur le cirque de Crabioules et ses cascades rugissantes qui dégringolaient le long de murailles vertigineuses. Ce cirque d’origine glaciaire est une espèce d’escaliers gigantesques à quatre marches dont chacune, haute d’environ 500 mètres, est difficile à franchir. D’ailleurs, en patois local, crabioules signifie « petites chèvres » ou « territoire à isards » : à croire que la zone est exclusivement réservée aux caprins ! Plus haut, après avoir longé les rives du lac des Crabioules, je franchissais par un couloir assez raide le col de Quayrat posé sur une puissante crête entre le Petit et le Grand Quayrat. Je rejoignais ensuite sur le versant opposé le grand couloir occidental de la voie normale. Au cours de la matinée, le ciel s’était chargé tranquillement de nuages plus ou moins menaçants jusqu’à ce que j’aperçoive tout près de moi, venant du sud, un mur pareil à une déferlante écumante. Il avançait rapidement en effaçant un à un les sommets de mon horizon. L’idée déplaisante qu’il faudrait renoncer au sommet me traversait l’esprit mais je la réprouvais. Juste après l’antécime, j’évitais une crête disloquée par une vire facile puis escaladais un bloc de quatre mètres pour atteindre le sommet. Je n’avais pas le temps de me reposer ni même de profiter de la vue. Tout d’un coup, il faisait noir sur Terre comme dans un four ! Puis la foudre étincelante éclata dans les nues. Je l'entendais gronder et je sentais trembler la terre. L’orage s’approchait. Autour de moi, les cailloux sifflaient comme des serpents et s’allumaient de lueurs bleutées. C’était là une manifestation de l'effet de couronne plus connue sous le nom de feu de Saint-Elme. Le champ électrique produit par la différence de potentiel entre le nuage chargé au-dessus de ma tête et le sol était suffisamment élevé pour ioniser l’air et créer de petites décharges électriques… Je ne pouvais plus tenir mes bâtons dans les mains tellement ils étaient chargés d’électricité statique. Je prenais mes jambes à mon cou pour quitter au plus vite cette crête électrique rendue glissante par la pluie et la grêle mêlées et je priais pour que le courroux du ciel ne fasse pas tomber sur ma tête un déluge de feux. J’aimais à dire habituellement que c’était dans la confrontation quotidienne avec les éléments et dans l’action que je puisais ma force ; mais là, dans la précipitation de la descente, je ne ressentais rien d’autre que de la faiblesse et de la peur. J’avais l’impression de ne rien maîtriser, d’être entièrement lié au bon vouloir de la fée électricité. Soudain, la foudre tomba sur le sommet et le canal conducteur éclata dans un claquement assourdissant. Alors, le vent se leva rugissant, mugissant, bondissant de cimes en cimes sans buter sur rien d’autres que mon corps. Transi par le froid et la peur, je continuais à descendre à toute vitesse et parvenais enfin à la cabane de Sarnès. Là, je recouvrais mes esprits et profitais du retour des rayons du soleil. Quelle frayeur !
Nivôse avait dû alerter de l’arrivée imminente de cet orage. Nivôse est le nom donné au réseau de stations météo automatiques de haute montagne créé par Météo-France afin d'accéder aux données météorologiques en temps réel dans des zones difficiles d’accès. Ce réseau compte 29 stations dont 8 se trouvent dans les Pyrénées. L’une d’elles est la station du Maupas avec son grand mât surmonté d'un anémomètre et d'un panneau solaire. Elle est située légèrement en retrait du refuge du Maupas. Petit nid d'aigle perché à 2 430 mètres, ce refuge a été inauguré en 1965. Avant sa construction, les randonneurs dormaient plus bas, dans l'ancien refuge de Prat-Long : c’était leur camp de base pour aller découvrir cette belle région montagneuse avec ses nombreux lacs d’altitude, ses petits cirques et ses hauts sommets.
La première fois que j’y suis monté, c’était pour aller gravir le pic Maupas676 (3 109 m) en passant par la Tusse de Pra-Long677 (2 541 m) et la Tusse de Maupas678 (2 900 m). Au-dessus du refuge, je m’étais envolé vers les hauteurs apaisantes à plus de 3 000 mètres en empruntant peu ou prou la voie ouverte par Russell qui « au lieu de faire comme ses prédécesseurs, un long détour à l’est, par le lac Bleu et son glacier, ne sortit presque jamais d’une ligne nord-sud, laissant à gauche le cône appelé Tusse de Prats Long, et après cela suivant la crête interminable mais presque toujours solide et large, qui mène droit au sommet2 ». Il ouvrit cette voie en 1865 : « L’ascension est très facile. La preuve, c’est que j’ai pu la faire par un temps effroyable, sans carte, avec un bûcheron découragé qui pendant toute la dernière heure, m’implorait de descendre. Rien ne démoralise autant un montagnard médiocre qu’une tempête sur des crêtes inconnues2 ». Le pic de Maupas à la silhouette massive n’est plus qu’un amas de roches grisâtres défait de l’élégante parure blanche qui la couvrait du temps de Russell mais il a gardé son point de vue exceptionnel sur l’ensemble du Luchonnais.
La deuxième fois que j’y suis monté, j’avais d’abord suivi un magnifique sentier en balcon qui visitait les lacs Bleu et Charles blottis au pied de la crête frontière. Puis, j’avais emprunté une sente discrète qui remontait un petit vallon jusqu’au lac du Port-Vieil posé dans un bel écrin de verdure. J’avais ensuite remonté un couloir abrupt, progressé dans un vallon suspendu où règnent en maître des pointes d’aspect farouches et rejoins par une pente d’éboulis le lac Planet, à 2 807 mètres. C’est l’un des plus hauts des Pyrénées. Au-delà de cette surprenante étendue d’eau, j’atteignais la crête facile qui s’étire du Mail Planet oriental679 (2 924 m) au Mail Planet occidental680 (2 942 m). Dans la descente, je retrouvais sur les rives du lac du Port-Vieil la panoplie complète du campeur dont je m’étais délestée pour l’ascension. J’installais mon bivouac ici car j’envisageais de gravir dès le lendemain le pic sud d'Estaouas681 (2 754 m). C’était Jacques Jolfre qui m’en avait donné l’idée. Selon lui, la crête frontière au-dessus de la vallée du Lys est, dans sa partie occidentale qui s’étire du pic des Crabioules au Mail Pintrat, un étalage de grands sommets majestueux comparable à une exposition de pierres précieuses. Vers l’est, cette crête se froisse un peu avant de repartir de plus belle, du pic de Sacroux au soum de l’Escalette. Dans la partie froissée, le sommet tricéphale du pic d’Estauas est négligé des randonneurs peut-être parce que son ascension est peu engageante : « Par l’est et le port de la Glère, la montée jusqu’à la brèche d’Estaouas, antichambre du sommet, est fort longue, peu logique aussi. Par le nord, depuis le col de Pinata, seuls les grimpeurs peuvent s’amuser à chevaucher toutes les crêtes. C’est par l’ouest que l’accès se présente le plus sympathique et le plus raisonnable. De là, la grimpée jusqu’à la cime emprunte un long et assez pentu couloir d’éboulis, un peu rébarbatif. Alors, pourquoi ne pas se porter sur le pic sud qui lui est inférieur de neuf mètres seulement ? Il n’y a pas de honte11 ! » Le lendemain, j’atteignais ce sommet par le port Vieil et une croupe facile. Le jour suivant, je poursuivais jusqu’à la belle étendue d’eau du Célinda avant de descendre dans les pelouses au col de Pinata. C’était une belle journée d’été et je n’avais aucune envie de redescendre dans la vallée : pourquoi fuir le bonheur alors qu’il est là ? Je décidais de tenter ma chance vers la Tusse de Pinata682 (2 590 m) et le pic de Bounéou683 (2 666 m) que je pensais pouvoir atteindre sans difficulté en remontant une puissante crête vers le sud-sud-est. Pour rendre la marche plus agréable, je préférais m’alléger. À genoux devant le barda débouclé, je sortais de mon sac le superflu – la tente, le duvet, la popote avec le réchaud… et un sachet de potage déchirée qui salissait les chaussettes et le linge – et ne garder que l’indispensable pour cette randonnée improvisée – une veste imperméable, quelques vivres, de l’eau et un appareil photo. Le pic de Bounéou fut vite avalé. C’est un sommet où concourent trois crêtes : les plus spectaculaires s’étirent au sud vers le pic d’Estauas et au nord-est vers le pic de Sacroux tandis que la plus pacifique, la plus verte et la plus fleurie est celle que je venais d’emprunter. De retour au col, je récupérais les affaires que j'avais abandonnées et je m’élevais au nord dans les pelouses sur une large crête légèrement vallonnée qui portait deux petits sommets, le mont du Lys684 (2 234 m) et le Mail d'Escargots685 (2 091 m). Cette crête était une véritable loge ouverte sur le théâtre des montagnes du Luchonnais et un joli itinéraire pour conclure cette virée dans la vallée du Lys.
Vénasque est un autre haut lieu du Luchonnais. Je m’y rends en voiture jusqu’à l’hospice de France, bâtisse construite au XIIIe siècle pour accueillir les voyageurs qui voulaient emprunter le port de Vénasque pour se rendre en Espagne. Ils étaient bergers, colporteurs, réfugiés ou pèlerins. Tous avaient leurs raisons. Même Flaubert y passa en 1840. Qu’est-ce qui avait poussé l’écrivain à venir ici ? Il n’aimait pas l’effort de la marche : « J’ai fait une course de deux heures à pied en suant comme un bœuf, en soufflant comme un phoque, en gémissant comme un âne et en m’arrêtant tous les vingt pas ». Il n’aimait pas les montagnes non plus car il s’y ennuyait : « je préférerais à tous les glaciers de la Suisse une bibliothèque, un théâtre ou un musée. La nature m’assomme ou plutôt m’écrase ». Et puis la montagne plaît à trop de gens pour plaire à quelqu’un qui n’aime pas les gens : « Presque tous les touristes portent de longs bâtons sur lesquels on fait marquer au fer rouge les noms des sites fameux, par eux visités. Cette mode m’agace d’une façon violente, et je me retiens pour ne pas insulter les imbéciles pourvus de ces branches12 ».
En 1858, à peine un an après la sortie de Madame Bovary, l’un des plus célèbres romans de Flaubert, l’hospice devient accessible par une voie carrossable depuis Bagnères-de-Luchon. La compagnie locale des guides en fait le but d'une promenade à quelques heures de la ville et le départ de randonnées – on parlait à l’époque d'excursions – vers les hauts sommets comme l’Aneto qui du haut de ses 3 404 mètres, est le point culminant des Pyrénées.
À partir de 1938, sous la direction du guide et professeur de ski Odon Haurillon, l’hôtellerie rénovée de l'Hospice de France gagne en célébrité en attirant de nombreux curistes et quelques personnalités venus profiter des thermes de Luchon aux eaux réputées. La période d’après-guerre n’est pas aussi florissante, les difficultés s’accumulent, les visiteurs sont moins nombreux et l’hôtellerie ferme définitivement ses portes en 1976 à la suite d’un éboulement qui coupe la route d’accès. En 2006, la municipalité de Luchon finance les travaux de restauration et depuis 2009, le site propose à nouveau la restauration et l'hébergement.
De l'Hospice de France, j’emprunte d’abord le chemin de l’Impératrice. Créé au XIXe siècle pour l'impératrice Eugénie, cette voie traverse le bois de Sajust jusqu’au cirque de la Glère. Malgré son aspect sévère, la muraille se remonte assez facilement en rive gauche par un sentier raide qui gagne le port frontalier de la Glère. Le pic de Sacroux686 (2 676 m) tout proche capitule rapidement. « De loin, il fait le méchant ; lorsqu’on l’aborde, il sympathise tout de suite11 ». Puis dans la descente, au fur et à mesure que je m’en éloigne, il reprend l’apparence d’une pointe aigüe et hautaine qui s’élance hardiment au-dessus de la vallée de la Pique.
Je passe la nuit au pied du cirque et le lendemain, je remonte ses flancs en rive droite par un sentier discret qui longe le ruisseau de la Montagnette jusqu’au lac du Maille assez isolé qu’un isthme étroit partage en deux. Je quitte l’étendue d’eau par une pente au pied du pic de Sajust : au sol, de l’herbe tendre ou des éboulis croulants ; dans le ciel, des bancs de petits nuages pommelés. Assez vite, je découvre le bleu céleste du lac de la Montagnette et au loin, le sommet de la Montagnette687 (2 558 m) qui se dévoile timidement. Je l’atteins par une pente douce et facile. Après une collation au sommet face à la masse autoritaire du pic de Sauvegarde, je rejoins le col de la Montagnette puis les lacs de Boums du Port qui cohabitent avec le tout nouveau refuge de Vénasque construit en 2021 pour offrir un hébergement à haute qualité environnementale avec plus de confort pour les randonneurs et de meilleures conditions de vie et de travail pour les gardiens.
Je m’installe dans ce petit espace gagné sur le vent qui hurle dehors et je passe une soirée très agréable en compagnie de quatre espagnols avec lesquels je partage une passion commune : l’Argentine. Ils connaissent le nord-ouest du pays ; j’y ai vécu deux ans ! Nous faisons remonter à la surface quelques-uns de nos souvenirs avant de revenir dans les Pyrénées :
- Quand José reviendra, tu lui expliqueras l’itinéraire à suivre pour gravir le pic de la Montagnette, dit Pablo.
- Oui, bien sûr.
- Et demain, où vas-tu ? me dit-il.
- Juste en face. Sur le pic de la Mine…
- Tu n’as pas peur de voyager seul et de gravir tous ces sommets sans compagnon ?
- Non pas vraiment. Enfin, si parfois. Ça dépend ! J’ai surtout peur de faire des mauvais choix. Si un orage éclate soudainement, si une voie s’avère plus périlleuse que prévue ou si le brouillard complique l’orientation, il faut réfléchir, estimer de quel côté sont les bonnes et les mauvaises chances et arrêter un choix. Le plus dur parfois, c’est que « l’autre » n’est pas là pour rassurer : il faut délibéré avec soi-même !
- Pas toujours facile ?
- Surtout quand rien n'est certain et que même cela n'est pas sûr !
Nous discutons jusque tard dans la nuit. La plupart des randonneurs ont déjà enfilé leur pyjama et baillent à se décrocher la mâchoire. Ils ne vont pas tarder à rejoindre ceux qui occupent déjà les dortoirs. « Les plus généreux ont déposé leurs chaussures au pied du lit pour partager toutes les subtilités aromatiques de leur voûte plantaire13 ». Nous nous installons silencieusement dans le dortoir sous le faisceau des frontales. Quelques murmures s’envolent. « Puis vient le moment de grâce. Ce moment de silence où il ne faut surtout pas manquer le plongeon au pays des songes13 » avant que les ronflements ne montent !
L’aurore sonne l’heure du départ et de la séparation : mes amis grimpent vers le col de la Montagnette tandis que je m’élève vers le port frontalier de Vénasque. Deux pics vigoureusement taillés l’encadrent : ce sont le pic de Sauvegarde très fréquenté et le pic de la Mine688 (2 706 m) rarement visité. Sa silhouette audacieuse – il est « raide comme un cierge10 » – n’attire pas les randonneurs car sa voie normale emprunte un couloir austère sur un terrain de mauvaise qualité. Je le remonte pour atteindre une petite brèche sur la crête frontière. De là, j’aurais pu attaquer le sommet frontalement mais je privilégie son arête orientale que j’escalade sur du bon rocher. Au sommet, mes efforts sont récompensés par des vues prodigieuses sur les massifs des Monts-Maudits et du Perdiguère. Le pic de Sauvegarde est si près que je crois que je pourrais discuter avec les randonneurs qui viennent de l’atteindre !
L’ascension a été rapide. C’est une belle journée d’été et il est encore tôt. Comme toujours, j’ai besoin de grand air et de solitude. Habituellement, je les apprécie dans l’action de la marche. Aujourd’hui, je vais les apprécier en m’accordant quelques heures de repos et de lecture sur les rives des lacs de Boums du Port que l’on croirait remplis de saphir tant leurs eaux paraissent bleues !
Le lendemain matin, je pars très tôt et le franchissement du port de Vénasque sous un pâle soleil me projette dans un lointain souvenir lorsque, du haut de mes dix ans, je m’étais retrouvé avec mon père face au massif étincelant de glace des Monts-Maudits avec ses longues crêtes qui supportent une quinzaine de « 3 000 », du pic Russell à l’est jusqu’au pic d’Albe à l’ouest en passant par le pic d’Aneto. C’était mon premier contact avec ce qu’on peut appeler la haute montagne et je crois qu’elle avait ce jour-là exercé sur moi une puissance magique. Sa beauté m’avait frappé comme la foudre. Aujourd’hui encore, l’émerveillement est au rendez-vous même si le glacier que je croyais alors éternel est désormais famélique. Du port, je gravis le pic de Sauvegarde689 (2 738 m) en une petite heure. Bien qu’elle n’atteigne pas les fatidiques 3 000 mètres, on éprouve sur la cime de cette montagne la grande impression aérienne des plus hauts sommets de la chaîne. Quel spectacle ! Je redescends et poursuis mon itinéraire sur le versant espagnol par un tracé rectiligne qui monte jusqu’au port de la Picade puis atteins le pas de l’Escalette, proche du soum de l’Escalette690 (2 466 m) que je gravis pour embrasser du regard une dernière fois le scintillement des neiges éternelles des Monts-Maudits. Ensuite, je note sur mon carnet : traversé un plateau couvert d’un somptueux tapis de fleurs aux couleurs chatoyantes, vu quelques névés protégés du soleil par des ramées touffues, entendu les cris des marmottes sous la menace d’un aigle royal, croisé un pêcheur sur les rives de l’étang inférieur de la Frèche, franchi un torrent tumultueux, croisé peu de monde…
Quand j’arrive à l’Hospice de France alors que le soleil disparait derrière les crêtes, il y a encore foule. Je passe à mon hôtel quatre roues faire quelques provisions et ne m’y attarde pas. J’ai en tête de dormir à la belle étoile sur le plateau de Campsaure qui accueille chaque été des troupeaux. Sur les pelouses couvertes d’un somptueux tapis de fleurs, la soirée est magnifique. Le ciel est totalement dégagé et scintillant d’étoiles. Emmitouflé dans mon duvet, je prie pour qu’elles m’éclairent jusqu’au bout de la nuit. Au petit matin, mon vœu est exaucé : le ciel est sans nuage lorsque le soleil passe par-dessus les crêtes. Je me tourne alors vers la source de chaleur et je laisse les photons m’irradier le corps avant de partir pour une randonnée d’un « grand intérêt comptable » même si j’apprécie peu cette expression. C’est une randonnée avant tout contemplative qui suit une belle crête herbeuse portant huit sommets – Mounjoye691 (2 105 m), Roye692 (2 159 m), Ribesautes693 (2 142 m), Pouylané694 (2 219 m), Campsaure695 (2 141 m), Montagou696 (2 151 m), Arrès697 (2 161 m) et Aubas698 (2 071 m) – entre le pas de la Mounjoye et le col de Barèges.
Le lendemain, je franchis la crête frontière en voiture par le col du Portillon et je remonte au col de Barèges à pied par le versant espagnol de la montagne. Je gagne ensuite rapidement le modeste tuc du Plan de la Serre ou pic de Couradilles699 (1 977 m). L’arrivée au sommet a quelque chose de théâtral tant le paysage qui s’offre au regard est saisissant. Devant mes yeux, apparaît la longue crête de cimes bien individualisées qui dominent les vallées du Lys et de l’Hospice de France. Elles « ne sont pas seulement agréables à regarder, elles vivent. Auréolées de légendes, elles ont un nom et une histoire qui font écho dans notre cœur et dans notre imagination. [Toutes ces cimes], apparemment stériles, indifférentes, inutiles, ont appelé les hommes et ceux-ci les ont apprivoisées, donnant parfois jusqu'à leur vie pour elles14 ».
Le soir même, je retourne à Luchon. Quand on a passé plusieurs semaines ou même seulement plusieurs jours dans les montagnes, on apprécie avant tout les restaurants de la ville. Les repas redeviennent une fête : je prends plaisir à me mettre à table, à prendre un verre et à manger avec le sentiment d’un juste rassasiement. La douche aussi est une fête.
Le lendemain, au-dessus de Montauban-de-Luchon, je longe la route forestière de Herran interdite à la circulation puis entre dans la forêt domaniale des Cygalères où j’emprunte une piste pour rejoindre la cabane d’Estiouère. Quelques bergers l’occupent. Je m’élève ensuite dans les pelouses par des sentes de troupeaux intermittentes pour accéder à la crête occidentale du tuc de Poujastou700 (2 015 m) que je remonte jusqu’au sommet. La suite est une agréable balade sur une crête confidentielle à cheval entre la France et l’Espagne sur laquelle je ne croise personne et je gravis quatre sommets modestes : pic de Saublanque701 (1 951 m), cap de Coumelongue702 (1 924 m), sommet de la Laque703 (1 900 m) et mail de Cric704 (1 848 m).
Je me rends ensuite au village d’Artigue au pied du massif de Bacanère. C’est un massif que je connais sur le bout des doigts et son accès facile par tous les côtés permet une foule de combinaisons d’itinéraires que l’on peut composer à son gré. Je m’y suis rendu à de nombreuses reprises, en toutes saisons, à l’époque où un train reliait la capitale à la Reine des Pyrénées. C’était bien pratique quand je vivais à Paris. Le vendredi soir, à la gare d’Austerlitz, les trains de nuit étaient une véritable aubaine. Ils quittaient la capitale en début de soirée et roulaient vers les montagnes ! Grâce à eux, je pouvais partir le temps d’un week-end pour refroidir les chaudières intérieures et marcher dans les montagnes. À peine étais-je installé que le train s’ébranlait. La bouteille d’eau et les bouchons d’oreilles étaient calés dans le filet accroché à la cloison. Le contrôleur avait déjà vérifié mon billet et je pouvais m’endormir, bercé par les agréables mouvements que prenait le train sur la voie ferrée. Au petit matin, une voix dans le haut-parleur annonçait l’arrivée à Bagnères-de-Luchon. Le nez collé à la vitre, je scrutais avec attention le paysage plongé encore dans la nuit. Soudain, les freins criaient et le train s’immobilisait. Je descendais. Et ainsi, pendant des années, j’ai arpenté les montagnes du Luchonnais en partant à pied de la gare ou des arrêts de bus situés aux granges d’Astau et à l’hospice de France. Cette approche par le train était une autre façon de voyager et de randonner. Elle avait certes pour conséquence d’allonger la durée des marches pour accéder aux zones les plus sauvages des montagnes mais elle permettait de découvrir à leurs pieds, des villages, des toits pour abriter, des hommes et des femmes qui avaient accompli ici leurs parcours. C’était aussi l’occasion d’emprunter les chemins ancestraux qui étaient utilisés autrefois par les villageois et qui avaient été délaissés au profit des routes asphaltées. Cette approche imposait également de prévoir les randonnées parfois longtemps à l’avance pour assurer la réservation des billets de train. Impossible alors de connaître la tonalité du week-end : soleil, brume, orage, neige ou vent. Partir en dépit des aléas du climat permettait d’entretenir un lien plus intense avec la nature et le paysage. Je me rendais souvent dans le massif de la Bacanère qui domine les vallées de la Garonne en Espagne et de la Pique en France. Malgré sa faible altitude, son point culminant – le pic de Bacanère705 (2 193 m) – est un fantastique belvédère sur les hauts sommets de la chaîne. C’est aussi un pic qui attire les animaux : pendant le court été pyrénéen, les vaches, les brebis et les chevaux occupent les verts pâturages de ses versants tandis qu’à l’automne, il n’est pas rare de croiser des hardes de cervidés…
Parfois, dans le même secteur, au-dessus des cabanes de Saunères et de Peyrehitte, je filais vers le sud pour parcourir la crête frontière par une suite d’ondulations herbeuses et gravir sans difficulté cinq sommets d’altitudes modestes, du Plan de Montmajou706 (2 081 m) au tuc de Bidur707 (2 019 m) en passant par le tuc des Trois Courets708 (1 949 m), le Prat Pardin709 (1 982 m) et le Plan de la Serre710 (2 020 m). Sur la crête, je me laissais guider par les bornes qui fixent le tracé de la frontière entre la France et l’Espagne. Ce sont 602 signaux très inégalement répartis sur toute la chaîne entre Hendaye et Cerbère. Chaque signal porte un numéro d’ordre gravé dans le roc. En gravissant le tuc de Bidur, je découvrais les signaux numérotés de 387 à 396.
Il m’arrivait aussi de visiter le massif depuis le petit village de Gouaux-de-Luchon et la cabane de Salode. Par un cheminement au milieu des landes, je rejoignais ensuite le discret port de Burat plus fréquenté par les animaux que par les hommes. C’est là que commençait une très belle crête herbeuse qui me faisait passer de sommets en sommets du mail de la Pique711 (1 754 m) au Burat712 (2 154 m) par le Maupas713 (1 894 m), le Hage714 (2 165 m) et le Bassioues715 (2 093 m).
Les rivières de La Pique, de la neste d’Oueil, de la neste d’Oô et du Lys alimentées par des centaines de petits ruisseaux giclant des montagnes ont modelé les paysages du Luchonnais. Leurs eaux sont souvent calmes et invitent à la baignade le long des grèves de galets polis ; elles sont parfois terrifiantes et viennent menacer les hommes en frôlant les tabliers des ponts. Mené par ces rivières, j’ai glissé de paysages en paysages, tantôt verdoyants, tantôt austères pour découvrir les profondes vallées qu’ils ont façonnées. Mais jusqu’à présent, je n’avais pas encore rendu visite à la reine des cours d’eau de ce vaste secteur montagnard : la Garonne ! Si son estuaire de la Gironde n’a jamais fait débat, sa source ne fut identifiée qu’en 1931 par Norbert Casteret. Elle est située en Espagne, dans le massif des Monts-Maudits, au Trou du Toro : c’est un gouffre géant au fond sablonneux dans lequel s’engloutissent les torrents des glaciers de l’Aneto.
En France, Saint-Béat est l’un des premiers villages traversés par le fleuve. Son château surnommé la « clé de la France » occupe une position stratégique et n’a pourtant jamais été le siège de conflits armés importants si bien qu’aujourd’hui, il est en parfait état. Ses carrière sont réputées et le marbre blanc extrait a notamment servi pour la construction des bassins et statues du château de Versailles. Dans le village, je lance un regard sur les vertigineuses falaises calcaires du pic Saillant716 (1 756 m) surmonté d’une immense croix. Je suis monté à plusieurs reprises sur le sommet de cette montagne depuis le petit hameau de Bézins. C’est un magnifique belvédère qui vole la vedette au pic du Gar717 (1 785 m), pourtant plus haut d’une trentaine de mètres. Aujourd’hui, je remonte la D44 jusqu’au col de Menté puis je me rends à pied à la cabane du Larreix. C’est une cabane ouverte aux randonneurs toute l’année. Ici, il n’y a pas de gardien pour préparer le couchage ou les repas. Quand j’y entre en fin d’après-midi, j’ai l’impression qu’il n’y a rien. Pourtant, quand je la quitte dès l’aurore, je me rends compte que je n’ai manqué de rien ! Je parcours la montagne dans un certain état d’euphorie et réalise un joli itinéraire de crête qui me fait gravir quatre sommets d’altitudes modestes : le pic de Cagire718 (1 912 m), le Pique Poque719 (1 898 m), le sommet des Parets720 (1 869 m) et le pic de l’Escalette721 (1 856 m). Une année, au mois de mai, j’avais dormi au sommet du Cagire. Alors que le soleil était déjà passé derrière la crête et que je m’apprêtais à tirer ma révérence au paysage, j’avais aperçu un randonneur assez lourdement chargé. Il avait installé sa tente sur un petit collet puis il était venu me voir. Il m’avait expliqué qu’il était arrivé plus tard que prévu car il avait récolté de l’ail des ours :
- Ma femme en raffole et intègre cette plante sauvage dans toutes les recettes salées qu’elle prépare, m’avait-il dit avant de rajouter : je viens dormir ici plusieurs fois par an et au petit matin, je redescends chez moi en parapente avant de filer au boulot !
Dès que le soleil fait son apparition, je sors de la tente et je vois le petit aéronef « segmenté à mon regard par les flots de brume d'un ciel agité15 ». Un long moment, je reste hypnotisé par cette toile bariolée et je m’imprègne de ce moment rare :
- « Putain, il va au boulot ! », me dis-je dans un mélange de joie et d’étonnement.
Dans l’après-midi, je me plais à déambuler au-dessus de la station du Mourtis par un itinéraire tranquille où je peux me concentrer sur les détails du paysage sans la crainte de voir le chemin s’évanouir. Je progresse du tuc de l’Étang722 (1 816 m) au pic de l’Auech723 (1 671 m) par les tucs d’Arrajou724 (1 781 m) et de Pan725 (1 734 m).
Je termine mes ascensions dans le Luchonnais en rejoignant par une route étroite les hameaux de Labach et Uls. Le long de cette route, je suis surpris de voir des panneaux favorables à la réintroduction de l’ours et des statues à l’effigie du plantigrade. L’adaptation est, paraît-il, une preuve d’intelligence. Ici, les hommes se sont adaptés. Ailleurs, ce n’est pas toujours le cas. Certains prétendent encore que les Pyrénées ne sont pas un zoo géant, qu’elles ne sont pas un espace de vie mais une économie où les ours n’ont pas leur place. Ils pensent que les écosystèmes animal et végétal sont à leur service et au service de leur économie. Au fil des siècles, les hommes se sont toujours débarrassés des bêtes sauvages qui les gênaient. Mais, « à transformer les bêtes en choses, il se pourrait bien qu’ils perdent leur propre humanité12 ». Plus loin, dans la forêt, je rencontre une campeuse qui « pense » avoir aperçu l’ours dans la nuit. Je me plais à imaginer une rencontre pacifique avec le colosse et même avec deux colosses puisque mon imagination voit un ours butiner paisiblement des arbustes chargés de baies et un autre attraper d’un coup de patte un poisson dans la rivière. En réalité, aucun plantigrade ne pointe le museau. Je ne suis que l’homme qui a vu la femme qui aurait vu l’ours… Plus haut, lorsque les arbres ont capitulé, je découvre un vallon couvert de zones marécageuses. Pour les préserver, la commune a équipé le sentier de passerelles en bois. Tout autour, je vois des troupeaux de moutons que des bergers conduisent tranquillement dans des collines verdoyantes, riches en herbes à la réglisse dont les animaux se délectent. Des patous les accompagnent et les protègent. Je parviens au pas de Bouc en milieu de matinée alors que la montagne resplendit de soleil et de grâce. Devant moi, apparaît le pic de Crabère726 (2 629 m). Habituellement, il se gravit par l’étang d’Araing et le refuge Jacques Husson. J’ai décidé de m’y rendre par un itinéraire détourné qui rejoint la voie classique au col d’Auétan. Ce sommet, magnifiquement individualisé à la frontière de trois départements – l’Ariège, la Haute-Garonne et la province de Lérida en Catalogne – domine superbement l’étang d’Araing.
Au retour, je ne suis pas pressé de rentrer et je flâne sur les collines autour du pas du Bouc : je m'arrête souvent pour prendre en photos les nuances de la lumière et parfois même pour m’étendre sur le flanc et bailler au soleil ! Dans ses paysages qui offrent au regard une mosaïque d’une incroyable beauté avec toutes les nuances de vert de la nature, je gravis, presque sans m’en rendre compte, quatre petits sommets : le tuc de Bouc727 (2 277 m), le Canau Grande728 (2 202 m), le pic des Coupets729 (2 105 m) et le Malède730 (1 964 m) marquent la fin de mon aventure luchonnaise.
1 Pyrénées magazine hors-série 1995 page 69
2 Michel Sébastien, Sommets pyrénéens, Éditions Denoël.
3 Henry Russell, Souvenirs d’un Montagnard, Éditions Pyrémonde.
4 Anne-Laure Boch, L’euphorie des cimes, Transboréal.
5 http://asso.moraine.free.fr/wordpress/wp-content/uploads/Tableau_glaciers_Pyrenees_2006_07.pdf
6 Jean Arlaud était un savoyard qui découvrit les Pyrénées lors de ses études de médecine à Toulouse. À 17 ans, il intégra le CAF de Luchon et un an plus tard, il réalisa la première ascension de la Dent d’Orlu. Au lendemain de la première guerre mondiale, il obtint une thèse de doctorat en médecine physique et sportive, réalisa un grand nombre de premières et s’impliqua activement dans le développement du ski en prenant la présidence de la Fédération pyrénéenne de ski. En 1936, pour ses 40 ans, il participa en tant que médecin à la première expédition française en Himalaya, dans le massif du Karakorum. Il se préparait pour une deuxième expédition lorsqu’il se tua sur la crête des Gourgs-Blancs.
7 Patrick Dupouey, Pourquoi grimper sur les montagnes ? Éditions Guérin.
8 Chantal Mauduit, J’habite au Paradis, JC Lattès.
9 Sylvain Tesson, La marche vers le ciel, Robert Laffont.
10 Jacques Jolfre, Randonnées en Luchonnais, Éditions Sud-ouest.
11 Jacques Jolfre, Les Pyrénées de A à Z, éditions Sud-ouest.
12 Julie Boch et Émeric Fisset, Kamtchatka, au paradis des ours et des volcans, éditions Transboréal.
13 Lodewijk Allaert, Carpates, la traversée de l’Europe sauvage, Transboréal.
14 Gaston Rebuffat, La montagne est mon domaine, Gallimard.
15 Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé.
Localisation des sommets gravis dans le Luchonnais